Le clivage du moi
Le fétichisme

André Simony · 03/1999 · Toute reproduction interdite sans l’autorisation de l’auteur.

 

Le clivage du moi (1938)1

C’est en 1927 qu’apparaît, dans l’œuvre de Freud, le concept de clivage du moi, alors que sa réflexion le porte sur les psychoses et le fétichisme, affections équivalant à des « pathologies de la relation à la réalité » (Sztulman, 1996).

 

Définition(s)2

Le mécanisme de clivage du moi répond à la nécessité de maîtriser l’angoisse (ambivalence conflictuelle) en faisant coexister deux attitudes opposées, l’une tournée vers la satisfaction, l’autre cherchant à prendre en compte la réalité frustrante.

Présent très tôt dans la vie psychique des individus, ce type de clivage tient un rôle d’organisateur (émotions, sensations, pensées) mais, excessif, le procédé devient destructurant et dangereux (Ionescu, 1997).

Il résulte de la nécessité (vitale) de concilier une satisfaction pulsionnelle, et la reconnaissance d’une réalité incompatible avec cette satisfaction, cela, sur fond de menace de castration. Ce compromis n’est possible qu’ « au prix d’une fente dans le moi, qui ne guérira plus jamais, mais grandira avec le temps » (Freud, 1938/1992, p. 284). C’est de cette fente que découle le clivage : « Les deux réactions opposées demeurent comme noyau d’un clivage du moi » (Id., p. 284).

C’est donc à partir de cette notion que Freud cherche à montrer comment « l’homme se divise d’avec lui-même » (Laplanche, Pontalis, 1967/1992, p. 68).

Le clivage résulte toujours d’un conflit. Il est le signe d’un conflit, mais ne peut en rien l’éclairer. Au delà de son utilisation comme outil conceptuel (justifiant le postulat de la division de l’appareil psychique en systèmes, d’un dédoublement du moi), Freud veut comprendre pourquoi et de quelle façon le sujet conscient se coupe – se sépare – partiellement de certaines représentations3.

 

Genèse, évolution du concept

Les notions de clivage, de dissociation, ont été très présentes à la fin du XIX siècle, lorsque des cliniciens comme Janet, Breuer, ou Freud, étudiant les phénomènes de la « double conscience« , cherchent à nommer, à désigner une rupture de l’unité psychique, par laquelle deux domaines de personnalité opposés peuvent coexister tout en s’ignorant…

L’idée d’un clivage interne est une première fois formulée par Freud en 1919, dans un texte sur l’inquiétante étrangeté, dans lequel il réfère notamment au thème hoffmanien du « double »4. Pourtant, Freud n’a pas encore perçu toute la portée et l’originalité de sa découverte : celle-ci reste encore figée dans une division classique entre moi et refoulé.

Mais la notion va cheminer et s’imposer au travers de plusieurs textes : Au delà du principe de plaisir (1920), Psychologie des foules et analyse du moi (1921), Le moi et le ça (1923), Le fétichisme (1927), pour être finalement consacré dans l’essai de 1938.

Avec l’article sur le fétichisme, le terme de spaltung5 que Freud utilise depuis les études sur l’hystérie pour désigner le clivage de la conscience, va se particulariser pour devenir un clivage du moi, spécifié par un mécanisme indissociable : le déni. Freud localise ainsi, en une même structure6, une partition telle que deux attitudes tout à fait incompatibles coexistent, sans entrer en conflit,et sans donner lieu à des formations de compromis (il n’y aura pas d’issue symptomatique).

La notion de clivage du moi apparaît – outre les textes cités et l’article de 1938 – dans l’Abrégé en 1940. Ce n’est finalement qu’à la fin de sa vie que Freud aborde cette notion, montrant d’un point de vue structural, comment le moi peut se cloisonner face à une réalité jugée néfaste. Dans le texte de 1938, Freud évoque le contexte traumatique dans lequel se produit le clivage : la menace de castration, incompatible avec la satisfaction des revendications pulsionnelles (désir masturbatoire en l’occurrence), aboutit à deux réactions contradictoires qui vont constituer « le noyau d’un clivage du moi » (p. 284). Dans l’abrégé (1940), Freud va rattacher cette méthode de défense à la psychose, pour expliquer le fait que le malade, même délirant, tient toujours partiellement compte de la réalité.

Les prolongements des ultimes travaux freudiens vont se trouver chez Klein (1946) avec la notion de clivage de l’objet, que l’auteur estimera concomitante au clivage du moi freudien.

 

Tableau : évolution du concept

a. Clivage de la conscience : « Un trait primaire de l’affection hystérique. Il repose sur une faiblesse innée de la capacité de synthèse psychique […], signant la dégénérescence des individus hystériques » (cité par Freud dans les psychonévroses de défense, 1894).

b. 1924, Freud étend la notion de clivage au champ de la psychose, notant que le moi, envahi par le ça, se détache d’un morceau de la réalité (La perte de la réalité dans la névrose et la psychose, in Névrose, Psychose et Perversion, 1925).

c. 1927. Freud passe du clivage de la conscience au clivage du moi, à partir de ce qu’il constate dans le fétichisme. Il décrit alors un processus distinct du refoulement (pas de conflit et pas de formation de compromis) : le clivage porte sur deux attitudes émanant du moi, l’une fondée sur le désir, l’autre sur la réalité.

d. 1938. Freud élargit la notion de clivage, qu’il estime présente chez tout névrosé. L’une des attitudes serait selon Freud « le fait du moi, tandis que l’attitude opposée, celle qui est refoulée, émane du ça« (1940, abrégé, chap. VIII).

 

Etude du concept

Avec le clivage du moi, Freud va préciser et spécifier le mécanisme du déni, dont le modèle original reste le déni de la castration. Pour l’auteur, ce qui apparaît dans la réalité clinique des psychoses et du fétichisme, impose de nuancer les effets et la portée du mécanisme de déni, car écrit-il, « le problème de la psychose serait simple et clair si le moi pouvait se détacher totalement de la réalité, mais c’est là une chose qui se produit rarement, peut-être même jamais« 7.

Que dit Freud ? Au lieu d’une « attitude psychique » unique, unidirectionnelle, compacte, il existe deux tendances (qui ne font pas l’objet d’un conflit puisqu’elles s’ignorent l’une et l’autre) : la première – que Freud qualifie de « normale » – reconnaît la réalité, la seconde, sous l’effet des pulsions, « détache le moi de cette dernière » (1940/1992, p. 78).

De là, Freud déduit « logiquement » l’apparition d’une psychose, de la prévalence des tendances anormales et attribue la guérison « apparente » à la réintégration des idées délirantes dans l’inconscient. Mais s’il affirme dans l’Abrégé que « dans toute psychose existe un clivage du moi« (id., p. 78), il assure aussitôt que ce mécanisme existe tout autant dans les perversions (comme le fétichisme) et finalement dans les névroses.

 

Pourquoi ce statut transnosographique du clivage du moi chez freud ?

Parce que ce type de clivage n’est plus exactement un mécanisme de défense du moi, mais « une façon de faire coexister deux procédés de défense, l’un tourné vers la réalité (déni), l’autre vers la pulsion, ce dernier pouvant d’ailleurs aboutir à la formation de symptômes névrotiques (symptôme phobique par exemple) » (Laplanche, Pontalis, op. cit., p. 61). On le voit, il n’est plus question d’un clivage entre instances (entre moi et ça) mais d’un clivage à l’intérieur d’une seule instance (le moi), qui ne peut déboucher sur un quelconque compromis (diff. du modèle classique du refoulement), puisque les attitudes en présence ne sont pas « conflictualisables ».

 

Relations avec d’autres mécanismes de défense

Le clivage est toujours plus ou moins lié à d’autres mécanismes de défense tels que l’introjection et la projection, le refoulement8, l’isolation et le déni. C’est avec ce dernier que le mécanisme de clivage est le plus étroitement lié, comme le montre très bien l’étude sur le fétichisme, où le clivage permet au fétichiste de dénier l’aspect douloureux d’une réalité, dont une partie seulement est acceptée intellectuellement.

 

Incidence du clivage sur les différentes pathologies

Le clivage – plus ou moins excessif ou rigide – peut être observé aussi bien dans les perversions, les névroses et les psychoses. On le trouve typiquement dans le fonctionnement pervers, dans la névrose obsessionnelle, et bien sûr dans le champ de la psychose (un clivage du moi et des objets internes, poussé à l’extrême aboutit à des angoisses de morcellement, de désintégration, de dépersonnalisation et de dissociation (Ionescu, op. cit.)).

 

Conclusion(s) sur le clivage

Avec le clivage du moi, ultime réforme de sa métapsychologie, Freud décrit un processus inédit, cette séparation ne concernant plus exclusivement la relation entre moi et objet, entre moi et ça, entre moi et refoulé, mais le moi « lui-même ». Cette notion vient donc altérer l’idée d’un moi synthétique et unifié, nous dévoilant un sujet « prêt à casser » (cf. la métaphore cristallographique de Freud).

S’il a tout d’abord repéré cette « déchirure » dans le moi, à propos de la castration maternelle « à la fois pleinement reconnue et parfaitement méconnue« (Le Gaufey, 1998, p. 94), c’est à dire « cédant conjointement aux exigences contradictoires du ça et du surmoi » (id.), Freud finira par généraliser ce mécanisme aux différentes structures9, son intensité variant des unes aux autres, entraînant « la perte de la réalité dans la névrose et la psychose« (in Névrose, Psychose et Perversion).

Pour les psychanalystes, il s’agit d’un texte capital, qui apporte un éclairage très spécifique à la question fondamentale du sujet10 :

« On voit (aussi) – écrit Paul Laurent Assoun – pourquoi le sujet de la psychanalyse n’existe qu’objectivé par le symptôme, mais que le symptôme lui-même traduit la préexistence d’une structure ainsi révélée » (1996, p. 319)11.


 

 

Le fétichisme12

Définition(s)13

Ce terme apparaît vers 1750, et vient de fétiche (mot d’origine portugaise « feitiço » signifiant sortilège, artifice). Il apparaît en 1887 sous la plume d’A. Binet dans la revue philosophique14, et il devient usuel vers la fin du XIXè siècle dans le discours de la sexologie (R. Von Krafft-Ebing, A. Moll, H. Ellis) où il désigne soit une attitude normale (l’individu investit électivement telle partie du corps de son/sa partenaire), soit des pratiques sexuelles déviant de la norme15.

Ici, une partie du corps (pied, bouche, sein, nez, cheveux) ou des objets référant au corps (chaussure, lingerie, étoffe) deviennent objets exclusifs de l’excitation ou de l’acte sexuel. La satisfaction sexuelle, chez le fétichiste n’est obtenue que par le contact ou la vision de l’objet fétiche16.

D’une manière générale, le fétichisme prend racine dans la surestimation de l’ensemble du corps, l’intérêt pour les zones « proprement » sexuelles étant déplacé sur des parties du corps, ou des objets, ordinairement peu investis à des fins sexuelles. Pour Kaufmann (1997), c’est ce déplacement du but sexuel qui spécifie la constitution d’un fétiche17.

Le fétichisme est donc un choix d’objet détourné d’un but sexuel normal auquel le fétichiste renonce en adorant l’objet qu’il lui a substitué. Cet objet, l’individu l’investit de manière érotique, de sorte qu’il lui soit indispensable pour l’obtention du plaisir sexuel.

 

Freud et le fétichisme

Freud recommande ironiquement à tous ceux que sa théorie laisse sceptiques, d’étudier le processus qui mène à l’instauration d’un fétiche18.

Il écrit également dans les Trois Essais, qu' »aucune variation de la pulsion sexuelle, à la limite de la pathologie, ne présente autant d’intérêt que celle-ci« 19.

L’auteur n’a donc pas attendu l’article de 1927 pour s’intéresser aux questions que pose le fétichisme20.

Sa conception est développée dès 1905, dans les Trois Essais, où Freud discerne tout d’abord un fétichisme « normal » (surestimation de l’objet dans toute relation amoureuse) d’un fétichisme pathologique, « lorsque la fixation à l’objet relève d’une libido infantile » (Roudinesco, op. cit., p. 302).

Son commentaire de la Gradiva de W. Jensen (1907), ainsi que le texte « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » (1910), établissent le fétichisme comme dimension commune à toutes les perversions. Dans l’étude de 1910, Freud énonce sa conception d’un fétiche substitut du « membre jadis manquant de la femme » (1910, op. cit.). Nous verrons plus loin comment Freud considère en effet le fétiche comme le substitut d’un phallus maternel dont l’absence est refusée par un déni.

Plus tard, en 1914, dans « Pour introduire le narcissisme« , Freud isolera un fétichisme féminin du vêtement, considéré comme normal et assimilable à une narcissisation du corps.

En introduisant le terme de déni (1923), Freud peut élaborer une théorie du fétichisme (1927), considéré comme un double mouvement comprenant d’une part un déni de l’absence de pénis chez la femme, et d’autre part, une reconnaissance de la perception de l’organe manquant aboutissant au clivage du moi et à la construction d’un objet de substitution21.

En considérant ainsi la fabrication du fétiche comme déni de la preuve de la castration, Freud affermit sa conception du fétichisme comme « paradigme » commun aux perversions22.

Car à travers son étude du fétichisme Freud décrit le mécanisme prototypique de la position perverse et son sens fondamental, en établissant le concept de déni de la castration comme condition de toutes formes de perversion.

 

Fétichisme et déni

A propos de la constitution de l’objet fétiche, Freud est extrêmement précis : celui-ci sera directement ou symboliquement le dernier objet perçu par l’enfant, avant le sexe féminin, c’est à dire « la dernière trace mnésique associée à sa croyance que la femme avait un pénis, par exemple ses souliers ou plus directement le sous-vêtement qui cachait ce sexe ou la fourrure, rappelant la toison pubienne » (De Mijolla et coll., op. cit., p. 472). Le père est alors perçu – identifié – par l’enfant comme l’auteur de la castration, comme en témoigne l’identification à ce dernier, des coupeurs de nattes23.

On note ici comment la construction, le choix de l’objet fétiche découle d’une scène originelle traumatique où l’enfant constate le défaut de pénis sur le sexe féminin. « L’angoisse de castration – écrivent De Mijolla et coll. – n’est pas encore fantasmatique. Elle est comprise et éprouvée comme le risque d’une perte matérielle, anatomique, de son pénis » (op. cit., p. 472).

Le sens du fétiche est donc avant tout une défense contre la castration, en même temps qu’un déni du caractère inéluctable de celle-ci. Freud décrit bien en effet le moment originaire du fétichisme, comme celui où la réalité d’une perception (l’absence de pénis chez la femme) – perception angoissante et traumatisante renvoyant à une autre « réalité », celle de la castration – va faire l’objet d’un déni, celui où finalement les préjugés infantiles ignorant la différence des sexes (tous les êtres humains ont un pénis) vont être mis à mal par cette perception : « La différence des sexes – écrit J.-B. Pontalis – cesse d’être négligée, elle est admise, elle est perçue mais elle n’est que perçue, localisée comme différence anatomique ; elle est reconnue, mais comme une loi de la nature dans laquelle le sujet refuse de se reconnaître. C’est à ce temps que s’effectue la discordance entre le savoir et la croyance, discordance qu’exprime la formule du « je sais bien mais quand même » repérée dans le langage courant par Octave Manoni, et qui ne peut être que maintenue comme telle » (1976, p. 11)24.

Une telle discordance, rapportée au cas du fétichisme prendra la forme de deux croyances concomitantes qui ne s’opposeront plus : « Ainsi la femme n’a pas de pénis et a un pénis, refaisant son apparition sous les dehors du fétiche« . Un tel processus résulte de l’obligation pour le moi de servir « deux maîtres à la fois » : le désir et la réalité.


 

Conclusion(s) : fétichisme et clivage du moi.

A travers cette étude, Freud veut pointer les « intérêts théoriques » que présente la question du fétichisme.

. Elle permet de réaffirmer « la fonction prévalante du complexe de castration et de l’efficacité symbolique de la différence des sexes » (J.-B. Pontalis, op. cit., p.9).

. Elle met en évidence un type de fonctionnement psychique spécifique fondé sur le déni.

. Elle fait ressortir un mode particulier d’organisation et de structuration du moi, le clivage (Ichspaltung) permettant à deux attitudes psychiques opposées de coexister, « sans relation dialectique entre elles ».

Cette dernière notion englobe et dépasse le champ du fétichisme et se retrouve dans celui de la psychose25.

Certes, nous dit Freud, un tel procès (instauration d’un fétiche) témoigne d’une victoire sur la castration, mais également sur les sentiments de frustration, l’objet fétiche ne faisant jamais défaut. En rendant la femme « tolérable » en tant qu’objet du désir, le fétichiste se préserve des choix homosexuels (Freud, p. 135).

Concernant les deux textes présentés ici, c’est curieusement dans l’Abrégé (chap. VIII) que figure l’exposé le plus clair (le plus à propos, lorsque l’on tente comme ici de relier une affection (anomalie), le fétichisme, et une notion, celle de clivage du moi : « Cette anomalie [le fétichisme], qu’on peut ranger parmi les perversions, se fonde, on le sait, sur le fait que le patient – il s’agit presque toujours d’un homme – se refuse à croire au manque de pénis de la femme, ce manque lui étant très pénible parce qu’il prouve la possibilité de sa propre castration. C’est pourquoi il oppose un déni à sa propre perception sensorielle qui lui a permis de constater que la femme est dépourvue de pénis et il s’accroche à la conviction opposée. Mais la perception bien que déniée n’en a pas moins agi et le sujet, malgré tout, n’ose prétendre qu’il a vu un pénis. Que va-t-il faire alors ? Il choisit quelque chose d’autre, une partie du corps, un objet, auquel il attribue le rôle de ce pénis dont il ne peut se passer. En général il s’agit d’une chose que le fétichiste a vue au moment où il regardait les organes génitaux féminins ou d’un objet susceptible de se substituer symboliquement au pénis. Il serait toutefois inexact de considérer comme un clivage du moi le processus qui accompagne le choix d’un fétiche. Il s’agit là d’un compromis formé à l’aide du déplacement analogue à ceux que le rêve nous a rendus familiers. Mais nos observations ne s’arrêtent pas là. Le sujet s’est créé un fétiche afin de détruire toute preuve de la possibilité de castration et pour échapper ainsi à l’angoisse de castration. Si, comme d’autres créatures vivantes, la femme possède un pénis, il n’y a plus lieu de craindre que votre propre pénis vous soit enlevé. Mais en fait, on trouve chez certains fétichistes une angoisse de castration semblable à celle des non-fétichistes et qui engendre chez eux des réactions analogues. C’est donc que leur comportement révèle deux opinions contradictoires. D’une part, en effet, on les voit dénier la perception qui leur a montré le défaut de pénis chez la femme, d’autre part, ils reconnaissent ce manque dont ils tirent de justes conséquences. Ces deux attitudes persistent tout au long de la vie sans s’influencer mutuellement. N’est-ce pas là ce que l’on peut qualifier de clivage du moi ? » (pp. 78-79).

Freud nous invite au constat q’un fétichiste ne peut jamais totalement « détacher son moi de la réalité extérieure ». Il s’empresse cependant d’écrire que le clivage du moi n’est pas un mécanisme propre exclusivement au fétichisme. Dès que deux attitudes contraires, mais s’ignorant mutuellement, s’instaurent, il y a clivage. La spécificité du clivage tel que le décrit ici Freud, est d’ordre topique. Dans la névrose coexistent également deux attitudes différentes et indépendantes par rapport à un comportement donné, mais dans ces cas « l’une des attitudes est le fait du moi, tandis que l’attitude opposée, celle qui est refoulée, émane du ça » (Abrégé, p. 80).


 

RENVOIS :

1 – Titre complet : « Le clivage du moi dans le processus de défense » (texte inachevé, daté de janvier 1938 et publié en 1940).

2 – J’ai relevé au fil des lectures, différentes définitions que je propose pêle-mêle en annexes.

3 – La notion de clivage, chez Freud, est distincte de celle que Bleuler utilise pour rendre compte de la spaltung schizophrénique, notion très critiquée par l’auteur.

4 – « Je crois que lorsque les poètes se plaignent que deux âmes habitent dans le cœur humain et quand les psychologues populaires parlent du clivage du moi dans l’homme, ce qui flotte devant eux, c’est cette scission, qui ressortit à la psychologie du moi entre l’instance critique et le reste-de-moi, qui ne recouvre pas l’opposition entre le moi et le refoulé inconscient » (Freud, Œ. Compl. XV, p. 169).

5 – « Traduit en français, suivant les usages qu’on en fait, par « séparation« , « clivage » ou « dissociation« , le terme allemand spaltung n’est lui-même que la traduction pour freud d’une expression fréquente dans la psychiatrie française du XIX siècle, celle de « double conscience », utilisée en particulier par Pierre Janet » (Ch. Baladier, 1997, p. 806).

6 – Structure supposée homogène…

7 – « Même quand il s’agit d’états aussi éloignés de la réalité du monde extérieur que les états hallucinatoires confusionnels (amentia), les malades, une fois guéris, déclarent que dans un recoin de leur esprit, suivant leur expression, une personne normale s’était tenue cachée, laissant se dérouler devant elle, comme un observateur désintéressé, toute la fantasmagorie morbide » (1940/1992, p. 77).

8 – « On peut estimer d’ailleurs – écrit Ionescu – que ce mécanisme est en soi un clivage du moi, démarquant ce qui est conscient de l’inconscient. Cependant, à la différence du refoulement, le clivage peut entraîner une désintégration du moi, alors que le refoulement excessif ne donne lieu qu’à des formations de compromis inoffensives ou moins dangereuses, telles que le rêve ou le symptôme. Le versant pathologique oppose donc ces deux mécanismes de défense qui fonctionnent habituellement l’un dans l’autre » (Le Guen et al., 1985; Dorey, 1989) » (Ionescu, op. cit., p. 152-153).

9 – Il considère notamment le déni comme axe de toute perversion.

10 – Avec le phénomène du clivage du moi, Freud va donner un « statut métapsychologique » à la notion de sujet (notion introduite en 1933 dans les Nouvelles Conférences).

11 – Cf. les mécanismes de défense en tant que repères diagnostiques et indices d’évolution des troubles (in Ionescu, op. cit.,
p. 92).

12 – In La vie sexuelle, 1927, G. W. XIV.

13 – Cf. également en annexes.

14 – Alfred Binet, « Le fétichisme dans l’amour« , Revue Philosophique, 1887 : « Tout le monde est plus ou moins fétichiste en amour » (cité par J.-B. Pontalis in N.R.P. n°2, 1970, p. 5).

15 – Le fétichisme est une des perversions repérées comme telles par le savoir psychiatrique à partie du XIXè siècle, au même titre que l’homosexualité, la zoophilie, la pédophilie, la pédérastie, le sado-masochisme, le transvestisme, le narcissisme, l’auto-érotisme, la coprophilie, la nécrophilie, l’exhibitionnisme, le voyeurisme, les mutilations sexuelles (Roudinesco, 1997).

16 – Il existe aussi un fétichisme chez la femme, qui va investir électivement telle caractéristique vestimentaire ou corporelle de son partenaire : barbe, moustache, pilosité thoracique, grande taille, etc. (J. Pailhous, 1994).

17 – « Le fétichisme s’est d’abord différencié de la perversion par le déplacement qu’il comporte d’une zone corporelle, complémentaire en autrui d’une zone érogène, à un objet partiel qui s’en isole et la symbolise. Dès le départ, l’analyse du phénomène subordonne, en outre, la déviation quant à l’objet à la déviation quant au but sexuel » (P. Kaufmann, 1997, p. 198).

18 – « Il faut recommander instamment l’étude du fétichisme à tous ceux qui doutent encore du complexe de castration » (Freud, 1927, p. 136).

19 – S. Freud, 1905, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Paris, coll. Idées, p. 39.

20 – « Il est en effet erroné de croire que le fétichisme n’avait guère retenu son attention avant l’article de 1927, ou que les thèses qu’il y énonce sont inaugurales, en ce qu’elles s’appuieraient sur quelque trouvaille jusque-là insoupçonnée » (J.-B. Pontalis, 1979, N.R.P., n°2 p.9).

21 – Ce dernier se constitue comme défense contre l’angoisse de castration, conduisant à une dénégation de l’absence de pénis chez la mère, dont il devient symboliquement ou métaphoriquement (cheveux, fourrures) le substitut. Si l’analyse de Freud fait apparaître un processus de substitution (le phallus de la femme auquel le jeune enfant a cru et auquel il ne veut cesser de croire) dans la construction d’un fétiche, on ne peut parler sticto sensu d’une scotomisation de la perception du pénis manquant mais plutôt d’un déni, car la représentation n’est pas éjectée de la conscience mais maintenue, à côté et ignorante d’une représentation opposée (« logique paradoxale du processus primaire »).

22 – « Lorsque Freud parle, au sujet des perversions, « d’idéalisation de la pulsion sexuelle », il souligne le fait qu’elles se détachent de la fonction et de l’instinct pour s’exercer dans une transformation psychique de la pulsion liée à des impressions sexuelles reçues pendant l’enfance. La surestimation de l’objet ne conduit pas seulement à transgresser les bornes imposées par le refoulement, elle conduit aussi à l’invention d’une néo-sexualité, détachée de son étayage fonctionnel » (A. et S. De Mijolla, dir., 1996, p. 230).

23 – Le coupeur de nattes est le dernier exemple apporté par Freud : un tel comportement est une mise en acte compulsive de la castration déniée, qui dissocie et concilie tout à la fois deux affirmations qui – n’étant plus sur le même registre – redeviennent juxtaposables : « La femme a conservé son pénis et le père a châtré la femme » (Freud, 1927, p. 138).

24 – Cette répression spécifique d’une représentation, Freud la dénomme désaveu (verleugnung), réservant le terme de refoulement (verdrängung) au cas de l’affect (Ch. Balladier, 1997).

25 – « La psychose, en effet, étant caractérisée par la croyance en la préservation d’une partie perdue de la réalité, tandis que la névrose atteste la répression du désir qui survit à sa perte, le fétichisme exprimera dans l’objet le substitut du pénis maternel : de la psychose il tiendra sa capacité à renconter cet objet perdu dans la réalité, de la névrose le déplacement d’investissement qui concilie avec la persistance du désir la perte de son objet primitif. Il s’agit donc, en définitive, d’un déplacement de jouissance sous les espèces d’une jouissance originale » (P. Kaufmann, 1997, p. 198).


 

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Ionescu S. et al., 1997. Les mécanismes de défense, théorie et clinique, Paris, Nathan-Université.

Kaufmann P., dir., 1998. L’apport freudien, Paris, Larousse, in extenso.

Kaufmann P., 1997. Fétichisme, in Dictionnaire de la psychanalyse, Encyclopaedia Universalis, Paris, Albin Michel.

Laplanche J., Pontalis J.-B., 1967/1992. Vocabulaire de la Psychanalyse, Paris, Puf.

Mijolla A. de, S. de, dir., 1996. Psychanalyse, Paris, Puf.

Pontalis J.-B., 1970. Présentation des concepts, in Objets du fétichisme, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 2, 5-15.

Rosolato G., 1970. Le fétichisme dont se dérobe l’objet, in Objets du fétichisme, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 2, 31-39.

Roudinesco E., Plon M., 1997. Dictionnaire de la psychanalyse. Fayard.

Sztulman H., 1996. Evaluatin du fonctionnement psychique des états limites, polycopié CNED, ref. H1603T.


 

ANNEXES

Définitions.

Clivage du moi :

• « Terme employé par Freud pour désigner un phénomène bien particulier qu’il voit à l’œuvre surtout dans le fétichisme et les psychoses : la coexistence, au sein du moi, de deux attitudes psychiques à l’endroit de la réalité extérieure en tant que celle-ci vient contrarier une exigence pulsionnelle : l’une tient compte de la réalité, l’autre dénie la réalité en cause et met à sa place une production du désir. Ces deux attitudes persistent côte à côte sans s’influencer réciproquement » (Laplanche, Pontalis, 1967/1992, p. 67).

• « Action de séparation, de division du moi (clivage du moi), ou de l’objet (clivage de l’objet) sous l’influence angoissante d’une menace, de façon à faire coexister les deux parties ainsi séparées qui se méconnaissent sans formation de compromis possible » (Ionescu, 1997, p. 148).

• « Coexistence, au sein du moi, de deux jugements contradictoires relativement à la réalité extérieure » (Lécuyer, 1994, p. 134).

• « Pour Freud, mécanisme de défense et état du moi qui en résulte, consistant dans le maintien en même temps de deux attitudes contradictoires et qui s’ignorent à l’égard de la réalité en tant qu’elle contrarie une exigence pulsionnelle. L’une de ces attitudes tient compte de la réalité, l’autre la dénie » (Vandermersch, 1998, p. 56).

 

Fétichisme : 

• « Déviation sexuelle caractérisée par un attachement érotique à des objets principalement vestimentaires appartenant au sexe opposé (chaussures, gants, écharpes, mouchoirs) et parfois en contact avec les organes génitaux (slips et sous-vêtements) » (Postel, 1994).

• « Organisation particulière du désir sexuel, ou libido, telle que la satisfaction complète ne peut pas être atteinte sans la présence et l’usage d’un objet déterminé, le fétiche, que la psychanalyse reconnaît comme substitut du pénis manquant de la mère, ou encore comme signifiant phallique » (Chemama, 1998).

• « Dès 1905, Sigmund Freud actualise le terme, d’abord pour désigner une perversion sexuelle caractérisée par le fait qu’une partie du corps ou un objet sont choisis comme substitut d’une personne, et ensuite pour définir un choix pervers, en vertu duquel l’objet d’amour […] fonctionne pour le sujet comme le substitut d’un phallus attribué à la femme et dont l’absence est refusée par un déni » (Roudinesco, 1997).

 

Exemples

Ionescu (1997, op. cit., p. 151) cite un exemple de Balier (1988) afin d’illustrer la notion de clivage du moi :

« Un « homme ordinaire », bon mari, bon père, bon travailleur, sans passé psychiatrique ou judiciaire notoire, étrangla plusieurs prostituées en l’espace de quelques mois, « puis alla se dénoncer dans l’espoir de faire cesser ses cauchemars au cours desquels il revoyait ces femmes, vivantes. Il fut étonné qu’on l’arrêtât sur le champ, car il ne pensait pas avoir commis quelque chose de grave ». Cet homme avait souffert de carences familiales infantiles et avait quelques difficultés conjugales, ce qui n’éclairait en rien les motivations de tels crimes, qu’il ignorait lui-même« .

Il donne de cet exemple, le commentaire suivant : « C’est, en partie, le clivage du moi qui peut donner sens à cette conduite agressive démesurée et insensée. Dans cette observation, on relève la coexistence de deux positions antagonistes qui restent étrangères l’une à l’autre. L’une tient compte de la réalité, l’autre, sous l’influence des pulsions, « détache le moi de la réalité » (Freud, 1938/1987). En somme, il y a deux personnes en une qui s’ignorent réciproquement : celle qui passe à l’acte, dans sa plus brutale réalisation pulsionnelle et celle qui, tenant compte de la réalité, vit « comme tout le monde » et qui, traquée en rêve par ses victimes, va se présenter aux instances policières. Bien des sujets, lors de procès en cour d’assises ou lors d’expertises judiciaires, décrivent ainsi cette méconnaissance d’eux-mêmes dans l’acte criminel, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre, ce qui va bien au-delà d’une déculpabilisation utilitaire. Le récit d’Althusser (1992) qui, dans un raptus, étrangla sa femme, pourrait aussi être évoqué dans ce cadre.

L’exemple cité par Balier (1988) montre la capacité de désintrication pulsionnelle propre à ce mécanisme de défense qui, ici, en l’occurrence, a finalement échoué à vouloir trop séparer la violence fondamentale du reste de l’économie psychique. C’est pourquoi un des types de clivage réussi devrait maintenir souplement et au plus près les deux composantes en présence. La distance établie pourrait orienter l’évaluation de son caractère pathologique.

Le clivage, qui est représenté habituellement de façon spatiale (point de vue topique de la métapsychologie freudienne), peut aussi renvoyer, à la faveur de cet exemple, à ce qui serait de l’ordre d’un clivage temporel de deux modes de fonctionnement« .

L’exemple choisi par Freud – qui ne développe ni les circonstances, ni la façon dont le fétiche est apparu* – est introduit et présenté comme suit : « Le cas le plus remarquable était celui d’un jeune homme qui avait érigé comme condition de fétiche un certain « brillant sur le nez ». L’explication surprenante en était le fait qu’élevé dans une nurserie anglaise, ce malade était ensuite venu en Allemagne où il avait presque totalement oublié sa langue maternelle. Le fétiche dont l’origine se trouvait dans la prime enfance ne devait pas être compris en allemand mais en anglais; le « brillant sur le nez » était en fait un « regard sur le nez »**; ainsi le nez était ce fétiche auquel, du reste, il pouvait à son gré octroyer ce brillant que les autres ne pouvaient percevoir » (Le fétichisme in La vie sexuelle, op. cit., p. 133).

Un dernier exemple, certes un peu trivial, m’a semblé particulièrement illustrer le phénomène de clivage : J’ai pensé à cette croyance irrationnelle de certains enfants concernant l’existence (ou non) du Père Noël, lorsque leur âge, et la maturité qu’il suppose, nous incline à supposer une telle attitude erronée. Ainsi, mon fils aîné (8 ans et demi), affirme tantôt, en me toisant de son air le plus perspicace : « …C’est ça, c’est ça… dans Père Noël, il y a bien le mot Père… je sais bien que c’est toi… », mais continue à mitonner, comme les Noël précédents, d’exquises tartes aux pommes (que sa mère et moi devont consommer à des heures indues), assorties d’une lettre pleine de « naïve » candeur, à son hypothétique destinataire… Comment comprendre la persistance d’une croyance aussi irraisonnable, autrement qu’en supposant le désir de maintenir à distance, pour un temps encore, l’affreuse pensée d’avoir pu mettre sur la paille ses parents bien-aimés, en « commandant » un piano !

 

* On trouve une vertigineuse analyse de ce cas, sous la plume virtuose de Guy Rosolato dans « Le fétichisme dont se dérobe l’objet », in NRP n°2, 31-39.

** Brillant en allemand se dit Glanz; glance en anglais veut dire « regard » (en allemand : Blick). (N. d. T.).